lundi 24 mars 2014

Touchez pas au grisbi (1954, Jacques Becker)


Il est frappant de constater que le rôle qui voit Gabin renouer avec le succès au mitan des années 50 est celui d’un truand qui veut se ranger des bagnoles et prendre le large avec son milieu, le Milieu. Alors que « le vieux » n’avait pas encore 50 ans, Touchez pas au grisbi respire la lassitude, l’envie de passer à autre chose. Dès les premiers plans au Mystific, une boîte de nuit interlope, Max, attablé avec sa régulière et son pote Riton n’a qu’une envie, aller se pieuter. Tout le film joue d’ailleurs de cette tension entre un « dabe » qui ne rêve que de « paddock »(Max) et des jeunes loups extrêmement mobiles qui veulent lui prendre son oseille  et lui buter son pote (Angelo, Ramon). Ce n’est d’ailleurs pas le seul paradoxe de ce chef d’œuvre du «French noir» comme disent les Amerloques. Pour un film qui voulait contribuer à démystifier la Pègre et les voyous en décrivant leur quotidien de façon quasi-documentaire, l’effet attendu fut l’exact inverse et par sa minutie, la justesse de ses dialogues, le Grisbi donna une épaisseur à ses truands, une aura quasi mythologique, en tous point comparable à celle qu’Hollywood forgea pour Dilinger, Capone ou Corleone. On eut beau voir Max et Riton en pyjama se brosser les crocs, Max vouloir se coucher à l’heure des caves, le film offrait à ces truands une stature rarement égalée dans le cinéma français d’après-guerre. Les responsables sont multiples : Becker en premier lieu qui fit appel à Gabin (même si n’était pas son premier choix et qui était alors au creux de la vague), Pierre Montazel dont la photographie donnait de Paris une image à la fois nocturne et très détaillée, Marguerite Renoir dont le montage, très posé, laissait  à la mise en scène le temps de donner du relief à ses personnages et enfin Albert Simonin, dont les dialogues, à la fois secs et fleuris, condensaient la verve incroyable de son roman (et en gommant au passage certaines tirades un brin xénophobes).
Il y a dans Touchez pas au Grisbi une séquence qui résume toutes les formidables qualités qu’on peut trouver au film. Après avoir échappé à une tentative d’enlèvement, Max fait venir son pote et complice Riton dans sa turne pour lui remonter les bretelles suite aux indiscrétions dont il s’est rendu coupable auprès de la môme Josy concernant le magot. Les deux hommes sont attablés autour d’un foie gars et d’une bouteille de Gros-Plant. La séquence, tournée en temps réel, le temps que la biscotte soit avalée, voit Max faire la leçon à Riton sur la nécessaire séparation entre les affaires de fesse et les Affaires. La tension naît du décalage entre le partage convivial du foie gras (un met plutôt festif) et les reproches, de moins en moins amènes, que Max assène à Riton. Les plans rapprochés taille, majoritaires au début de la séquence laissent progressivement la place à des plans rapprochés poitrine qui voient le visage de Gabin s’animer de plus en plus jusqu’au fameux Climax où Max tend le miroir à Riton pour que celui-ci prenne conscience  des inévitables outrages du temps et de la nécessité de raccrocher. Le brio dont font preuve les dialogues, la mobilité du visage de Gabin contrastant avec les yeux de chien battu de René Dary, le jeu d’ombres dans le dos de Max, tout contribue à faire de ce moment une pure jouissance hédoniste, aussi brillant que la mort de François dans La vérité sur bébé Donge ou le jeu de massacre dans le café dans La Traversée de Paris.